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10 juin 2024

De la guerre des étoiles à Mad Max, la seule issue si Israël veut survivre, par Michael Doran et Can Kasapoğlu

Israël doit abandonner l'idée erronée que la magie technologique garantira sa sécurité.

 

Michael Doran et Can Kasapoğlu

[Le document ci-dessous est composé d’extraits du texte majeur intitulé « Les Portes de Gaza ». réunis dans une intention pédagogique. Les titres et sous-titres ont été ajoutés dans le même but par Le Bloc-note]

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(...) Après l'attaque [du 7 octobre], amis et ennemis d'Israël ont accueilli avec incrédulité l'absence de toute réponse militaire organisée, pendant de nombreuses heures. Alors que la nouvelle se répandait que des forces du Hamas légèrement armées pénétraient au-delà des zones frontalières immédiates jusqu'aux principaux centres de population israéliens tels qu'Ashkelon, tout le monde s'interrogeait : qu'est-il onc arrivé à l'armée israélienne ?

La réponse est qu'au cours des deux dernières décennies, l'armée israélienne s'est délibérément remodelée en supprimant exactement le type de forces conventionnelles - grandes formations de combat, puissance de feu écrasante et blindage lourd - qui étaient capables de repousser une attaque transfrontalière de grande envergure. Israël a remplacé son ancienne armée par une nouvelle, basée sur les nouvelles théories de combat qui sont devenues courantes en Occident depuis le 11 septembre. En lieu et place de ses anciennes doctrines et structures de forces, Israël a adopté une approche militaire plus moderne favorisant une force "petite et intelligente" s'appuyant sur une puissance aérienne de précision, des forces spéciales et des renseignements centrés sur la technologie. Par conséquent, presque tous les dirigeants israéliens n'ont pas prévu  le 7 octobre, mais pas plus le type de guerre que l'armée mène actuellement : il ne s'agit pas de frappes rapides et chirurgicales d'une durée maximale de quelques jours, mais d'un conflit sur plusieurs fronts nécessitant la prise et le maintien de positions terrestres contestées sur plusieurs mois, voire plusieurs années. (…)

 

Le paradigme de la guerre des étoiles

 

Les grandes guerres ne se reproduiront plus, pensait-on, en raison de la supériorité technologique des pays occidentaux. Cette évaluation repose sur deux hypothèses clés, à savoir que les avantages technologiques ont un effet dissuasif sur les États et que la supériorité technologique elle-même peut être le seul facteur déterminant de la victoire en temps de guerre. En reconnaissance de cette hypothèse, nous appellerons ce paradigme militaire - celui que la plupart des puissances de l'OTAN et les Israéliens ont adopté - la "Guerre des étoiles".

Le paradigme de la guerre des étoiles entretient la croyance erronée que le nouveau rend l'ancien obsolète. Les technologies émergentes, telles que la guerre algorithmique, éclipsent les moyens de guerre traditionnels, tels que les chars et les obusiers. Parce qu'il remplace les formations de combat traditionnelles, qui sont encombrantes et coûteuses, par de petites forces agiles, les bureaucrates, toujours à la recherche de moyens de réduire les budgets, ont trouvé le paradigme de la guerre des étoiles intrinsèquement attrayant. Les généraux, pour leur part, ont été attirés par le paradigme, car les nouveaux outils, outre leur efficacité inhérente, étaient également beaucoup plus sexy que les instruments de guerre traditionnels. Les généraux étaient attirés par les conférences dans la Silicon Valley, où ils s'assuraient des carrières lucratives de consultants, après leur retraite, auprès d'entreprises de haute technologie. Si on lui laissait le choix, qui ne préférerait pas enregistrer ses heures d'entraînement dans des simulations de réalité virtuelle plutôt que de traîner des obusiers dans la boue sous une pluie glaciale ?

En effet, les nouveaux outils de la Silicon Valley étaient censés transformer l'obusier en une arme d'antan, grâce notamment à une dissuasion renforcée par des renseignements de meilleure qualité. Selon le paradigme de la guerre des étoiles, les forces technologiquement inférieures n'avaient aucune chance de l'emporter sur les puissances technologiquement supérieures, car le grand œil électronique dans le ciel ne dort jamais ; il voit tout. Sur les écrans d'ordinateur des armées de haute technologie, les forces ennemies apparaissent comme des requins dans un aquarium bien éclairé : redoutables en apparence, mais visibles de tous les côtés et à tout moment. Ces progrès technologiques ont fait naître le rêve de l'officier de renseignement : une transparence totale du champ de bataille associée à une supériorité sans faille sur l'adversaire en matière d'information.

Puis vinrent les parapentes au-dessus de la clôture intelligente d'Israël. Si l'on avait conçu un paradigme militaire spécifiquement dans l'intention de duper les Israéliens, on n'aurait pas pu faire mieux que la Guerre des étoiles. Le paradigme jouait sur leur vanité. Il leur a dit, de manière subliminale, que les activités dans lesquelles ils excellaient naturellement (les opérations spéciales et la collecte de renseignements clandestins), les institutions qu'ils vénéraient le plus (le Mossad, l'armée de l'air et les forces spéciales) et toutes les entreprises qui les rendaient aussi riches que les Européens (les start-ups de haute technologie) étaient précisément les éléments qui leur donnaient, comme à Samson, une force surhumaine. L'armée de l'air, les services de renseignement et les forces spéciales sont depuis longtemps les étoiles brillantes de la culture de sécurité nationale de la "Start-Up Nation". Le paradigme de la guerre des étoiles enseigne que ce sont les étoiles qui gagnent les guerres et que rien d'autre n'est nécessaire.

 

Le paradigme de la guerre Mad Max

 

L'alternative saine au paradigme de la guerre des étoiles, qui a si visiblement et si spectaculairement échoué à assurer la sécurité d'Israël, est "Mad Max". Ce paradigme alternatif stipule que les anciens et les nouveaux systèmes d'armes doivent fusionner, grâce à des concepts d'opérations innovants. Mad Max comprend que le champ de bataille du 21e siècle abrite des chars T-64, qui ont livré leurs premières batailles au début des années 1960, ainsi qu'une guerre cyber-électronique de pointe. Les mini-drones disponibles dans le commerce partout dans le monde peuvent repérer l'artillerie de l'époque de la guerre froide.

Le paradigme de Mad Max conseille de ne jamais sous-estimer des adversaires technologiquement inférieurs. Les outils et les armes de haute technologie ne seront jamais le seul ni même le principal facteur déterminant le vainqueur d'une guerre. Ce dicton est particulièrement vrai pour les guerres du Moyen-Orient, où les grandes puissances extérieures à la région déterminent l'équilibre des forces sur le terrain.

Parce que la guerre reste aujourd'hui ce qu'elle a toujours été, une activité politique, nous ne pouvons pas mesurer le véritable avantage d'une arme - qu'elle soit nouvelle et technologiquement avancée ou ancienne et rouillée - sans considérer d'abord la stratégie politico-militaire qu'elle sert. La victoire ne revient pas à celui qui tue le plus de soldats ennemis ou qui grille le plus de cartes mères, mais à celui qui convertit ce qui se passe sur le champ de bataille en arrangements politiques les plus bénéfiques. Les perdants sur le champ de bataille gagnent souvent les guerres en saignant les géants jusqu'à ce qu'ils soient trop épuisés pour continuer à se battre. Par exemple, au Viêt Nam, lors de la deuxième guerre d'Irak et en Afghanistan, les États-Unis ont toujours surpassé leurs adversaires sur le plan militaire, mais ils ont tout de même perdu les guerres.

La révolution numérique a renforcé les pouvoirs des pays technologiquement avancés à bien des égards, mais elle les a également exposés à de nouveaux risques, tout en fournissant de nouveaux outils surprenants aux outsiders. Grâce à l'internet et aux smartphones, même les puissances les plus pauvres bénéficient aujourd'hui d'une mine de renseignements provenant de sources ouvertes qui, il y a quelques années encore, n'étaient pas accessibles aux États les plus riches. Des drones bon marché achetés dans le commerce peuvent offrir à l'Ukraine des capacités de reconnaissance surprenantes contre la Russie. Les chaînes d'approvisionnement cybernétiques et le GPS offrent à un groupe de personnes mal dégrossies comme les Houthis la possibilité de perturber le transport maritime commercial mondial. La liste est longue. (…)

Sous l'influence de la Guerre des étoiles, Israël a négligé son rôle en laissant ses forces terrestres s'atrophier. En 2018, le brigadier Roman Goffman, qui était alors le commandant de la 7e brigade blindée, a pris l'initiative extraordinaire d'exprimer ouvertement ses préoccupations à ce sujet devant les hauts responsables de Tsahal lors d'une conférence de commandement. "Chef d'état-major", a déclaré Goffman, se référant à son plus haut commandant, le général Gadi Eisenkot, "je tiens tout d'abord à vous dire que nous [les unités blindées] sommes prêts à combattre. Il y a un problème. Vous ne nous activez pas... Il y a un schéma très problématique qui se développe ici, à savoir l'évitement de l'utilisation des forces terrestres".

M. Eisenkot était assis au premier rang de l'auditoire, entouré des principaux dirigeants de Tsahal. Derrière eux se trouvaient des centaines d'officiers supérieurs qui accueillirent les remarques de Goffman avec un sourire en coin. Mais ce dernier n'a pas cédé à la tentation. Le non-déploiement des forces terrestres, a-t-il affirmé, "affecte en fin de compte la volonté de combattre. Ce qui fait de nous des commandants de combat au fil du temps, c'est la friction avec l'autre camp". Sans friction avec l'ennemi, a-t-il poursuivi, l'armée entre dans un état de "mort clinique".

Le 7 octobre, les Israéliens ont goûté à ce que Goffman entendait par "mort clinique". L'armée israélienne disposait d'un arsenal étincelant d'armes exquises, notamment d'un grand escadron de F-35 à l'épreuve des radars, dont les capacités auraient été considérées par les générations précédentes comme relevant de la science-fiction. Cependant, il s'est avéré qu'aucune de ces armes n'était d'une quelconque utilité contre des bandes terroristes, armées principalement de kalachnikovs, qui avaient l'intention d'assassiner, de violer et d'enlever des civils. (…)

 

Les quatre avantages stratégiques de l’Iran aujourd’hui

 

Alors que les Israéliens avaient une appréciation beaucoup plus profonde et nuancée de la menace iranienne, ils n'ont pas non plus réussi à développer un paradigme militaire qui leur permette de l'affronter avec succès dans toutes ses dimensions, en raison de leurs hypothèses sur la guerre des étoiles. Au moment où l'Iran affronte directement Israël, il possède quatre avantages qui, chacun de leur côté, ont surpris les planificateurs de guerre israéliens. Fusionnés en un seul, ils représentent pour Israël une menace d'une ampleur à laquelle le pays n'a pas été confronté depuis l'époque du dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser - une menace existentielle.

1)     Avantage dans la guerre politique

La première de ces menaces est un avantage dans la guerre politique. Les élites américaines, en particulier les jeunes, sont de plus en plus hostiles au sionisme. Les voix traditionnelles de soutien à Israël (et aux Juifs) ne sont plus entendues avec sympathie dans les institutions culturelles et éducatives. Profondément imprégnées de progressisme, ces institutions enseignent aux jeunes à considérer le sionisme comme du racisme. L'Iran reconnaît clairement cette évolution comme une opportunité. La révolution numérique et la diffusion des smartphones lui fournissent, ainsi qu'à la Chine et à la Russie, des moyens nouveaux, bon marché et très efficaces pour diffuser de la propagande en temps réel aux médias occidentaux et aux personnalités et institutions des médias sociaux, qui la diffusent avec enthousiasme, souvent sans avoir la moindre idée de son origine. Elle touche ainsi directement à un public qui ne se doute de rien. Pour une grande partie de l'opinion publique mondiale, le conflit à Gaza est une guerre entre les forces de défense israéliennes et les bébés palestiniens. Les puissances occidentales et Israël ont été lents à reconnaître la menace, et encore plus à la combattre.

2)     Un « axe de la résistance » agrégé

Deuxièmement, l'"axe de la résistance" iranienne, pour la toute première fois, se comporte désormais comme une coalition militaire travaillant à l'objectif commun de sauver le Hamas et d'affaiblir Israël. Les FDI ont longtemps supposé que l'axe de la résistance resterait ce qu'il avait toujours été : un réseau désagrégé d'acteurs dont chacun opèrerait selon les contraintes dictées par son environnement immédiat. L'hypothèse de la désagrégation a permis aux FDI d'aborder la menace iranienne sous la forme de quatre défis distincts : 1) perturber les forces iraniennes ou soutenues par l'Iran sur le terrain en Syrie ; 2) retarder le programme d'armes nucléaires de l'Iran ; 3) dissuader le Hezbollah libanais ; et 4) détourner le Hamas d'une reprise des attaques terroristes. Les milices soutenues par l'Iran en Irak et, en particulier, les Houthis, contre lesquels Israël n'a pas de solution évidente, sont totalement absentes de cette liste. Mais surtout, quel est le plan d'Israël pour combattre l'axe de la résistance en tant qu'unité ? Il n'en a pas.

3)     Dominance offensive et souveraineté opérationnelle

Troisièmement, l'Iran a créé ce que les analystes militaires appellent un régime militaire "à dominante offensive", c'est-à-dire un équilibre des forces qui favorise les actions offensives. Qu'est-ce que la "dominance offensive" ? Imaginez que vous ayez une veste en Kevlar, un produit haut de gamme, qui coûte 2.000 dollars. Et imaginez que moi, votre ennemi, j'ai un vieux revolver qui tire six balles, à 2 dollars l'unité. Je vide le barillet de mon revolver dans votre gilet, qui arrête cinq des six balles. Avec un taux d'interception de 83,3 %, votre gilet est encore plus performant que ce qu'annonçait le fabricant. Ce fait heureux vous donnerait une raison de vous réjouir, si vous n'étiez pas mort, terrassé par ma sixième balle.

Comme un revolver bon marché contre un gilet coûteux, les drones, les missiles balistiques et les missiles de croisière de l'Iran lui confèrent un avantage offensif. Lorsqu'elles sont combinées dans un même ensemble de frappes, ces armes peuvent écraser les meilleures défenses antimissiles du monde - une capacité que l'Iran a démontrée le 13 avril, lorsqu'il a lancé plus de 300 ogives en direction d'Israël.

Le paradigme de la guerre des étoiles entretient la croyance erronée que le nouveau rend l'ancien obsolète. Les technologies émergentes, telles que la guerre algorithmique, éclipsent les moyens de guerre traditionnels, comme les chars et les obusiers.

De nombreux analystes ont présenté l'attaque comme un grand échec de l'Iran et un grand succès d'Israël et de ses partenaires de la coalition. Selon eux, certaines armes iraniennes n'ont pas pu être lancées ou se sont égarées. La synchronisation des drones, des missiles balistiques et des missiles de croisière a laissé beaucoup à désirer. Israël et ses partenaires de la coalition ont donc abattu la quasi-totalité des munitions qui étaient en passe d'atteindre leur cible. Les quatre missiles balistiques iraniens qui ont réussi à pénétrer le filet n'ont pas causé de dommages significatifs. Personne n'est mort. Puis, avec une grande économie de force, Israël a réagi le 19 avril en détruisant un système de défense aérienne iranien qui protégeait l'installation nucléaire de Natanz, près d'Ispahan. Les Israéliens, poursuit-on, ont démontré au chef suprême iranien Ali Khamenei que ses balles ne pouvaient pas pénétrer leur gilet pare-balles et qu'ils étaient armés de meilleurs fusils. Il est donc censé avoir été impressionné et dissuadé.

Certes, les Israéliens et leurs partenaires de la coalition ont fait montre de capacités impressionnantes. Et les piètres performances de l'armement iranien ont très probablement déçu Khamenei. Mais avant d'exagérer l'importance de sa déception, observons que toute cette ligne d'analyse est ancrée dans l'hypothèse douteuse de la guerre des étoiles, selon laquelle nous pouvons évaluer la puissance et l'efficacité de l'armement d'un adversaire de faible technologie en le comparant à nos équivalents de haute technologie. Je le répète : l'état d'esprit de Mad Max nous rappelle que la véritable puissance d'une arme ne peut être comprise que dans le contexte d'une stratégie politico-militaire plus large.

Khamenei mène une stratégie d'épuisement qui vise à entraîner Israël dans une longue guerre d'usure. Dans le même temps, il creuse un fossé entre Jérusalem et Washington. Alors que l'analyse de la guerre des étoiles nous invite à considérer l'échange d'avril comme un combat de boxe unique auquel il n'y aura pas de suite, il est plus utile de comprendre qu'il ne s'agit que d'un combat dans une longue série de combats dont la fin n'est pas en vue.

Dans plusieurs domaines, les tendances vont à l'encontre d'Israël, à commencer par la létalité croissante des drones et des missiles iraniens. Il y a vingt ans, la simple mention du programme de missiles iranien faisait rire les analystes occidentaux. Aujourd'hui, plus personne ne rit. Au cours de la dernière décennie, les systèmes d'armes iraniens se sont développés à pas de géant, une tendance que la coopération militaire avec la Russie ne fait qu'accélérer.

Le président russe Vladimir Poutine partage avec Khamenei des technologies, notamment des sous-systèmes essentiels pour les drones et les missiles, qui permettent aux armes iraniennes de franchir un nouveau seuil. Les données que l'Iran recueille de la guerre russo-ukrainienne l'aident également à améliorer ses munitions flottantes Shahed, qui sont déjà de plus en plus furtives. Lorsqu'elles sont apparues pour la première fois dans le ciel de Kiev, les Ukrainiens avaient un taux d'interception presque parfait. Aujourd'hui, ce taux est tombé à 80 %. Entre-temps, l'endurance des Shaheds va bientôt augmenter, de même que leur taille et leur polyvalence.

Lors de l'attaque du 13 avril contre Israël, Khamenei n'a pas utilisé au moins deux de ses moyens létaux. Le prochain barrage qu'il lancera pourrait inclure, par exemple, deux missiles que le Corps des gardiens de la révolution islamique a dévoilés l'année dernière : le Khorramshahr 4 et le Fattah 1. Le Khorramshahr est doté d'une ogive massive, pesant près de 4 000 livres. La conception du Fattah 1 lui permet de manœuvrer à l'intérieur et à l'extérieur de l'atmosphère, sans parler d'autres caractéristiques qui mettront probablement à l'épreuve le système de défense antiaérienne et antimissile d'Israël.

Le mot clé est "stress". Si le barrage de missiles lancé par Khamenei le 13 avril n'a tué personne, il a mis ses adversaires à rude épreuve à plusieurs égards, notamment sur le plan économique. Des observateurs avisés estiment que cette nuit-là, Israël a dépensé à lui seul plus d'un milliard de dollars - une facture salée pour seulement quelques heures de travail. Nous ne disposons pas d'informations sur le coût pour l'ensemble de la coalition, mais des responsables de l'administration Biden ont déclaré devant le Congrès que la marine américaine avait dépensé près d'un milliard de dollars au cours des six derniers mois pour intercepter les missiles et les drones lancés par le Corps des gardiens de la révolution islamique et ses mandataires terroristes.

L'économie de la défense penche en faveur de l'Iran. Ses drones d'attaque coûtent 20.000 dollars pièce. Un intercepteur David's Sling Stunner est estimé à 1 million de dollars, tandis qu'un intercepteur Patriot MSE coûte au moins 3 millions de dollars. Les armes de l'Iran sont également nombreuses. Son arsenal de drones, de missiles balistiques et de missiles de croisière est massif, l'un des plus importants au monde.

Jouer au chat et à la souris avec les terroristes est un jeu de dupes. Pour ne pas perdre, les Israéliens doivent intercepter tout ce qui est lancé dans leur direction. L'Iran ne risque rien en attaquant et il lui suffit d'un tir chanceux - contre, par exemple, HaKirya, le Pentagone israélien au centre de Tel-Aviv, ou Dimona, son réacteur nucléaire dans le Néguev - pour infliger à Israël une tragédie nationale. Par conséquent, le "succès" d'Israël le 13 avril était trompeur. Les circonstances étaient aussi optimisées pour un taux d'interception élevé qu'elles ne le seront jamais. Cherchant à obtenir une légitimité internationale pour son attaque planifiée, l'Iran a télégraphié ses intentions, permettant ainsi aux États-Unis et à Israël de se préparer à l'avance. À l'avenir, l'Iran pourrait chercher à bénéficier de l'effet de surprise. En attendant, ses armes ne feront rien d'autre que gagner en létalité.

Parce que l'Iran ne dépend d'aucune puissance extérieure pour sa production industrielle de défense, il dispose d'une totale liberté d'action. L'autarcie confère à l'Iran ce que nous appellerons la "souveraineté opérationnelle", c'est-à-dire la capacité de décider seul des risques à encourir. Grâce à sa base industrielle de défense souveraine, Khamenei pourrait probablement, s'il le souhaitait, lancer un tir de barrage massif sur Israël chaque nuit pendant deux semaines d'affilée.

Israël, en revanche, souffre d'une souveraineté opérationnelle réduite, en raison de sa dépendance à l'égard des États-Unis, qui scrutent chaque mesure qu'il adopte à l'égard de l'Iran. Tsahal ne peut pas défendre parfaitement la nation contre les armes "défectueuses", "non fiables", "inférieures aux normes" et "imprécises" de l'Iran sans la supervision de l'US CENTCOM, le commandement de combat qui a organisé la défense d'Israël par la coalition. En outre, Israël cofabrique les intercepteurs de son système Dôme de fer aux États-Unis, ce qui donne à Washington la possibilité de suspendre le réapprovisionnement pour influencer la politique israélienne.

4)     Une politique américaine bienveillante avec l’Iran

Ce qui nous amène au quatrième avantage surprenant dont jouit l'Iran dans son conflit avec Israël, à savoir une politique américaine bienveillante. Dans certains cercles pro-israéliens et israéliens, le mot "bienveillant" dans ce contexte suscitera des réactions négatives. Il a des relents d'ingratitude et apparaît comme une attaque polémique injustifiée. M. Biden, selon ses partisans, a soutenu la guerre d'Israël contre le Hamas, mandataire de l'Iran. Il a envoyé des groupes de porte-avions au Moyen-Orient pour dissuader l'Iran et ses supplétifs. Il a ordonné à l'armée américaine de mener des raids punitifs en Irak et au Yémen. Il encourage la normalisation israélo-saoudienne et, le 13 avril, il a présidé à un effort majeur de la coalition pour défendre Israël contre un barrage de missiles et de drones sans précédent dans l'histoire. En outre, M. Biden a fait tout cela ignorant les reproches de ceux qui, au sein de son parti, lui demandaient d'adopter une ligne plus dure à l'égard d'Israël. Comment une personne impartiale peut-elle considérer cet ensemble d'actions comme bénéfique pour l'Iran ?

Le bienfait ne découle pas des sentiments et des intentions de Biden à l'égard d'Israël ou de l'Iran, quels qu'ils soient, mais des effets de ses politiques, qui aident objectivement Khamenei à faire progresser la stratégie iranienne d'épuisement  - objectivement, sur la base des principes fondamentaux de la science militaire. Le président a limité les réponses israéliennes et américaines aux actes d'agression de l'axe de résistance iranien. À l'heure actuelle, la presse a fait état de ces restrictions de manière si détaillée qu'il n'y a plus aucun doute à ce sujet.

Voici une liste partielle des lignes rouges de Joe Biden protectrices de l'Iran :

  • ·  Après l'attaque du Hezbollah contre Israël le 8 octobre 2023, l'administration Biden a immédiatement insisté auprès d'Israël pour qu'il réponde de manière proportionnée et qu'il n'y ait pas d'escalade, et elle a fréquemment répété ce message.
  • ·  L'administration a encouragé Israël à ne pas attaquer les Houthis, les mandataires de l'Iran au Yémen, en réponse à leurs attaques contre Israël.
  • ·  En réponse aux attaques des Houthis contre des navires commerciaux internationaux et des navires de guerre américains, l'administration a refusé d'attaquer directement l'Iran et évité de s'en prendre aux officiers de liaison iraniens au Yémen.
  • ·  Le président Biden a fait pression sur le premier ministre israélien Netanyahu pour qu'il ne lance pas une attaque préventive contre l'Iran quand ce pays préparait ses missiles pour attaquer Israël le 13 avril.
  • ·  Le président Biden a exhorté Israël à ne pas lancer de contre-attaque après le tir de barrage du 13 avril.
  • ·En réponse aux centaines d'attaques menées par des mandataires iraniens depuis l'Irak et la Syrie contre les forces américaines, y compris une attaque qui a tué trois Américains en Jordanie, l'administration a refusé d'attaquer directement l'Iran et a veillé à ce que les frappes punitives menées contre les mandataires de l'Iran ne ciblent pas des Iraniens.
  • L'administration a, par une application laxiste, effectivement levé les sanctions sur les ventes de pétrole iranien à la Chine et refusé de faire marche arrière en réponse à toute agression iranienne contre Israël ou les forces américaines.

L'universitaire et analyste stratégique Edward Luttwak a ironisé sur le fait que ces sept lignes rouges constituent une doctrine Biden : l'Iran est libre d'attaquer n'importe quel pays avec des missiles et des drones, mais aucun pays, y compris les États-Unis, n'est autorisé à l'attaquer en retour.

Vue de Téhéran, la doctrine Biden annonce avec force que les États-Unis refusent catégoriquement de tenir l'Iran pour responsable de l'orchestration d'une guerre sur sept théâtres contre Israël, une guerre qui a, entre autres, tué trois soldats américains, en a blessé des dizaines d'autres et a empêché la navigation sur le canal de Suez.

La doctrine Biden a de graves implications en matière de science militaire. Un axiome de la dissuasion enseigne qu'il est impossible de contrer une capacité dominante par des mesures purement défensives. Seule une action offensive peut rétablir l'équilibre. Les gilets en Kevlar peuvent vous protéger d'une attaque, mais pour dissuader, vous devez brandir une arme et convaincre votre agresseur potentiel que vous n'hésiterez pas à appuyer sur la gâchette. Pour empêcher l'Iran de tirer des drones et des missiles, directement ou indirectement par l'intermédiaire de ses mandataires, Netanyahou doit convaincre le guide suprême Khamenei qu'Israël ripostera et que l'Iran perdra des choses qui lui sont chères si son agression se poursuit. La retenue que Biden impose à Israël rend toutefois les menaces de Netanyahou peu convaincantes.

"Prenez la victoire", aurait dit Biden à Netanyahu après l'interception réussie de missiles et de drones iraniens le 13 avril. Cependant, du point de vue de Khamenei, Israël n'a pas gagné l'échange. Le 13 avril, l'Iran a modifié les règles d'engagement avec Israël sans subir la moindre conséquence significative. La "contre-attaque" d'Israël n'était qu'un simple geste. L'Iran a tiré, mais Israël, malgré sa veste en Kevlar de haute technologie et ses armes rutilantes, n'apas répondu.

Au cours des 68 dernières années, les défis essentiels d'Israël en matière de sécurité ont moins changé que ne le laissent supposer ses miraculeuses avancées économiques et technologiques. Dissuader les ennemis d'Israël et obtenir le soutien des grandes puissances - ou, pour le dire autrement, isoler le pays de la pression des grandes puissances - restent les deux tâches essentielles de la sécurité nationale. Les architectes du paradigme israélien de la guerre des étoiles ont créé une armée technologiquement stupéfiante, mais qui n'est optimisée pour aucune de ses tâches dans un monde à la Mad Max.

La simple vérité est que huit ans seulement après avoir obtenu son indépendance, Israël, un jeune État doté d'une économie minuscule, jouissait d'une plus grande souveraineté opérationnelle qu'aujourd'hui. À la fin du mois d'octobre et au début du mois de novembre 1956, les FDI ont conquis Gaza en seulement huit jours, tout en prenant la totalité de la péninsule du Sinaï. Quelques mois plus tard, le président Eisenhower a menacé Israël de sanctions économiques s'il refusait de se retirer. Moshe Dayan, le chef d'état-major des FDI, a déclaré à David Ben-Gourion, le Premier ministre, que l'armée israélienne disposait de suffisamment de nourriture, de carburant et de munitions pour résister à un embargo international pendant six mois. Aujourd'hui, les FDI ont mis plus de sept mois à conquérir Gaza, et le travail n'est toujours pas terminé. L'Israël d'aujourd'hui, qu'il s'agisse de l'armée ou du front intérieur, pourrait-il survivre pendant six mois à un embargo international, sans parler de la guerre ? (…)

Cette guerre est la deuxième guerre majeure entre Israël et l'Iran, la guerre du Liban de 2006 étant la première. D'une certaine manière, il s'agit également d'une deuxième guerre d'indépendance. Les guerres d'Israël avec l'Iran, comme celles avec l'Égypte, seront nombreuses. La préparation de ce long conflit avec l'Iran obligera les Israéliens à subir une transformation de soi qui rappellera un peu celle de 1948.

Le 7 octobre, les habitants de Nahal Oz et le reste de la société israélienne ont payé un prix bien plus élevé qu'ils ne l'imaginaient pour avoir abandonné le type de vigilance que Dayan a tenté d'appeler lors des funérailles de Ro'i Rothberg [un responsable de sécurité israélien assassiné près de gaza en 1956]. Dans les années à venir, les Israéliens redécouvriront l'attitude ferme et non sentimentale que Dayan a affichée dans son éloge funèbre, faute de quoi ils mourront. "C'est le destin de notre génération", a déclaré Dayan. "C'est le choix de notre vie : être préparés et armés, forts et déterminés, de peur que l'épée ne nous soit arrachée du poing et que nos vies ne soient fauchées".

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Références :

The Gates of Gaza traduction et adaptation Le Bloc Note

par Michael Doran et Can Kasapoğlu, Tablet, le 14 mai 2024

Michael Doran est un spécialiste en relations internationales qui publie surtout sur le Moyen-Orient. Il est directeur du Centre pour la paix et la sécurité au Moyen-Orient et Senior Fellow à l'Institut Hudson à Washington. Dans l'administration du président George W. Bush, M. Doran a servi à la Maison Blanche en tant que directeur principal du Conseil national de sécurité, où il était chargé d'aider à concevoir et à coordonner les stratégies des États-Unis sur diverses questions relatives au Moyen-Orient, notamment les relations israélo-arabes et les efforts des États-Unis pour contenir l'Iran et la Syrie. Il a également servi dans l'administration Bush en tant que conseiller principal au département d'État et secrétaire adjoint à la défense au Pentagone.

Can Kasapoğlu est chercheur principal non résident à l'Institut Hudson où il traite des affaires politico-militaires au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et dans les anciennes régions soviétiques. Il est spécialisé dans le renseignement de défense de source ouverte, les évaluations géopolitiques, les tendances du marché international de l'armement, ainsi que les technologies de défense émergentes et les concepts d'opérations qui s'y rapportent. Il a été précédemment boursier Eisenhower au Collège de défense de l'OTAN en Italie et chercheur invité au Centre d'excellence pour la cyberdéfense coopérative de l'OTAN en Estonie. Can Kasapoğlu a occupé des postes de recherche au Centre Begin-Sadat pour les études stratégiques, à la Fondation Jamestown, à la Fondation pour la recherche stratégique et à l'Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité.