Une lettre de 500 juifs de l'université Columbia pourrait faire date dans la lutte pour échapper à un régime de double pensée étouffant, et assurer l'avenir des juifs américains, en clamant leur dissidence fière et ouverte.
Natan Sharansky |
Il y a vingt ans, juste après
la seconde Intifada, j'ai fait le tour des campus américains et canadiens. Bouleversé
par ce que j'avais vu et entendu, j'ai dit au Premier ministre de l'époque,
Ariel Sharon, que la principale bataille pour l'avenir du judaïsme américain se
déroulerait sur les campus. Cette visite m'avait tellement perturbé que j'avais
intitulé mon article à ce sujet dans la presse hébraïque «un voyage en
territoire occupé».
Les «occupants», dans ma
métaphore, étaient les centres d'études sur le Moyen-Orient qui avaient poussé
comme des champignons dans les universités américaines pour diffuser la
propagande antisioniste. Leur influence était palpable dans les événements
qu'ils organisaient, mais aussi dans leur effet sur les étudiants juifs que je
rencontrais. Si beaucoup exprimaient leur profonde solidarité avec Israël et
leur soutien à sa lutte contre la terreur, quelques jeunes hommes et femmes
m'avaient dit que pour eux, en tant que juifs de gauche, il vaudrait mieux
qu'Israël n'existe pas. «Alors, m'ont-ils dit, je ne serai pas perçu comme
responsable de crimes aussi horribles.»
Ces déclarations, qui
préfiguraient les tentatives de groupes tels que Jewish Voice for Peace de se dissocier d'Israël, ne me
préoccupaient pas autant qu'une autre série de déclarations, bien plus
alarmantes. Les personnes qui souhaitaient rompre totalement leurs liens avec
Israël ne reflétaient pas les sentiments et les opinions de l'écrasante
majorité des Juifs américains, et elles ne les influençaient pas non plus. Non,
les déclarations qui m'ont préoccupé et m'ont amené à parler d'occupation et de
champs de bataille sont les nombreuses variations des propos d’une jeune femme
qui admettait à voix basse et avec regret qu'elle aimerait beaucoup s'exprimer
contre le désinvestissement et d'autres mesures anti-israéliennes, mais qu'elle
ne pouvait pas le faire. Ses professeurs n'apprécieraient pas, m'avait-t-elle
dit. Cela nuirait à sa future carrière.
Le régime idéologique de
l'antisémitisme qui s'est implanté dans les universités américaines ne
s'effondrera que lorsque suffisamment de Juifs cesseront d'avoir peur, cesseront
de l'entretenir malgré eux en se dissimulant, et affronteront l'antisémitisme.
Seigneur, ai-je pensé lorsque
j'ai entendu ces mots pour la première fois. Nous ne sommes pas dans le Moscou
de ma jeunesse, où la carrière d'une personne dépendait de sa capacité à faire
semblant de croire au credo soviétique ! Pourtant, plus je rencontrais
d'étudiants, plus j'entendais parler de préoccupations similaires et
étouffantes. Ayant grandi en Union soviétique, je savais très bien à quel point
l'autocensure peut devenir prenante et envahissante. Personne n'aura besoin d'«
occuper » physiquement les campus si les étudiants juifs procèdent eux-mêmes à
leur propre occupation sans avoir peur de dire leurs propres vérités.
Les sociétés totalitaires
survivent en s'appuyant sur un noyau de vrais croyants pour effrayer même ceux
qui n'adhèrent pas à la ligne idéologique du parti les amenant à devenir des «
doubles penseurs », des personnes qui adhèrent à la ligne du parti en public à
l’encontre de leurs pensées intimes, plutôt que des dissidents purs et simples.
Dans le cours normal des événements, le pourcentage de doubles penseurs est
toujours en augmentation, car de plus en plus de personnes sont dépitées par
les fausses promesses du régime, mais continuent à lui prêter allégeance par
peur plutôt que par foi. Le régime les contrôle, sans faire partager ses
convictions. Il utilise le pouvoir que ses institutions exercent sur leurs
vies, leurs moyens de subsistance et leur sécurité. En d'autres termes, il les
contrôle en les effrayant pour qu'ils s'autocensurent au bénéfice du régime.
Bien sûr, l'Amérique est un
pays libre et non un régime totalitaire. Cependant, il était impossible de ne
pas voir la ressemblance entre la culture que j'ai rencontrée dans l'université
américaine il y a 20 ans et la vision du monde soviétique de ma jeunesse. Comme
le parti communiste (suivant Marx), de plus en plus de gens ont commencé à
diviser le monde entre oppresseurs (lire le mauvais), et opprimés (lire le
bien), et à prétendre que ceux du premier camp ne méritaient pas les mêmes
droits, les mêmes libertés et les mêmes protections que ceux du second. Étant
donné qu'Israël et les juifs « blancs » qui ont réussi sont a priori considérés
comme des oppresseurs, les détester et même les maltraiter est devenu de moins
en moins tabou.
Au cours des vingt dernières
années, les idéologues de ce nouvel antisémitisme ont continué à consacrer leur
ferveur à la diabolisation d'Israël et à utiliser tous les outils à leur
disposition pour pousser la majorité des Juifs américains qui ne croient pas en
leurs mensonges, à devenir des adeptes de la double pensée. Ils ont rendu de
plus en plus difficile l'occupation d'une position publique au sein d'une
association étudiante en excipant un soutien à Israël ou même une visite dans
le cadre d'un voyage « Birthright ». Ils ont muselé les étudiants juifs qui
parlaient de leur expérience personnelle de l'antisémitisme en leur disant qu’il
ne s’agissait que d’un antisionisme « légitime », les mettant sur la défensive
pour leur « alarmisme » et leur «rejet de la critique légitime . De plus en
plus d'étudiants juifs ont constaté que défendre leurs convictions les exposait
à la discrimination et au harcèlement. Les étudiants juifs se sont retrouvés,
malgré eux, doubles penseurs dans les lieux qui sont censés être le fondement
et le bastion de la société libre.
Après le 7 octobre, la
campagne visant à vilipender Israël et à effrayer ses partisans potentiels sur
les campus a explosé au grand jour. L'antisémitisme explicite est à présent
légitime et toléré sur de nombreux campus américains, alors que le soi-disant «
antisionisme » s'est révélé être la mince couverture d’un antisémitisme pur et
dur. À l'université de Drexel, des manifestants « antisionistes » ont exigé que
l'université rompe son association avec Hillel et Chabad, éliminant ainsi la
vie juive du campus. À l'université de Toronto et sur d'autres campus, les manifestants
ont fièrement récité les classiques fadaises antisémites sur le contrôle des
banques et de la presse par les Juifs, tout en appelant au génocide et en
faisant l'éloge d'Hitler. À l'UCLA, l'administration de l'université a conclu
un accord avec les manifestants leur permettant d'interdire l'accès au campus des
étudiants ayant de « mauvaises » opinions», c'est-à-dire aux juifs. À Columbia,
un leader des manifestations étudiantes a exprimé son désir personnel de tuer
des Juifs.
Il ne s'agit pas d'incidents
isolés, mais de véritables expressions du sens de l'« antisionisme » pour ses
partisans, à savoir chasser les étudiants et les professeurs juifs du campus
ou, à tout le moins, les obliger à vivre déguisés. On enjoint désormais au
Juifs de ne pas parler hébreu ou de ne pas porter de kippa sur les campus pour
leur propre sécurité, tandis que leurs harceleurs potentiels sont loués comme
des héros et reçoivent au mieux une tape sur la main qui est révoquée quelques
semaines ou quelques jours plus tard, lorsqu’il y aura moins de témoins.
Le refus catégorique du droit
à l'existence d'Israël est devenu un axiome qui va de soi. Entourés de
camarades de classe et de professeurs qui célèbrent les pires violations des
droits de l'homme de l'histoire récente - l'horrible massacre perpétré par le
Hamas le 7 octobre - comme une étape légitime vers la libération, les étudiants
juifs sont livrés à eux-mêmes, abandonnés par progressistes que les
institutions et les individus juifs ont soutenus sans réserve lorsqu'ils en ont
eu besoin.
L'occupation des campus, qui
n'était qu'une métaphore il y a 20 ans, est devenue un véritable mouvement doté
de fonds, de dirigeants et d'une présence physique. Les jeunes juifs ne sont
plus confrontés à des menaces ostensibles contre leur avenir professionnel ;
ils sont confrontés à des menaces quotidiennes mettant en cause leur sécurité
physique et le cœur de leur identité en tant que juifs et en tant qu'êtres
humains.
C'est dans cette atmosphère
délétère que les étudiants juifs de Columbia ont écrit leur lettre. Cinq cents étudiants juifs de Columbia ont
déclaré qu'ils ne se laisseraient pas intimider par les haineux, qu'ils
rejetaient les attaques contre leur identité juive et que le sionisme faisait
partie de l'identité juive. Ils ont traité leurs détracteurs d'antisémites
et accusé l'administration de l'université de minimiser et de mal gérer les
agressions visant les Juifs. Ils ont catégoriquement rejeté les tentatives
visant à rendre les Juifs responsables de la haine dont ils sont la cible. Plus
remarquable encore, ils ont tous signé la lettre avec leur nom complet,
fièrement et ouvertement, abandonnant l'autocensure et le silence du double
penseur pour la position fière du dissident. Dans les jours qui ont suivi, de
plus en plus de Juifs ont ajouté leur nom à cette liste.
Lorsque j'étais dissident en
URSS, mes amis et moi savions bien qu'une révolution ne peut commencer que lorsqu'une masse critique de doubles
penseurs cesse d'avoir peur et franchit la ligne de la dissidence ouverte.
Ce n'est que lorsque les masses perdent leur peur et tombent le masque des
faux-semblants qu'elles peuvent mener leur société vers un avenir différent.
C'était vrai en URSS, et c'est encore vrai aujourd'hui : Le régime idéologique
de l'antisémitisme qui s'est installé dans les universités américaines depuis
des décennies ne s'effondrera que lorsqu'un nombre suffisant de Juifs cesseront
d'avoir peur. Il ne s'effondrera que si les Juifs cessent de l'assister
involontairement par le camouflage et l’autocensure, et s'ils expriment au
contraire leurs vérités ouvertement et bruyamment.
Lorsque nous combattions
l'URSS de l'intérieur, nous estimions que lorsqu’environ un cinquième de la
population se transformerait de double penseur en dissident, les autorités ne
seraient plus en mesure de contenir la propagation de la libre pensée. Il est
réconfortant de constater que plus d'un cinquième des Juifs de l'université de
Columbia ont déjà signé la lettre qui les désigne comme dissidents du régime
idéologique en place. J'espère que les estimations que nous avons faites il y a
plusieurs décennies sur le point de basculement de l'oppression à la révolution
se révéleront justes dans le cas de cette révolution également.
L'année prochaine sera
probablement aussi difficile que celle-ci pour les Juifs sur le campus. Bien
sûr, dans l'Amérique démocratique, de nombreux outils peuvent être utilisés
pour lutter contre l'antisémitisme : aller en justice, encourager les auditions
au Congrès, utiliser la presse pour démasquer les acteurs dangereux qui
financent les nouvelles vagues d'antisémitisme, etc. Mais pour défendre ses
droits, il faut d'abord les définir et les revendiquer. Tant que les étudiants
juifs américains ne revendiqueront pas publiquement leur droit à l'identité
juive et sioniste, ils continueront à se battre à leur désavantage.
Cependant, si les étudiants
juifs de Cornell, Stanford, Harvard et des autres campus rejoignent les juifs
de Columbia dans leur déclaration publique, ils ont une chance de faire plus
que défendre leurs propres vérités. Ils auront une vraie chance de
révolutionner les campus, de vaincre les forces antisémites qui les ont occupés
et de gagner la bataille pour l'avenir du judaïsme américain.
Chers étudiants juifs
d'Amérique, vous êtes aujourd'hui en première ligne. L'avenir du judaïsme
américain, et peut-être même de l'Amérique elle-même, est entre vos mains.
Soyez courageux.
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Références :
The
500, traduction Le Bloc-note
Par Natan Sharansky, Tablet, 28 mai 2024
Natan Sharansky est un ancien prisonnier
politique en Union soviétique, un ancien ministre du gouvernement israélien, un
ancien président du conseil d'administration de l'Agence juive pour Israël, un
président du conseil consultatif de l'ISGAP
(Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy) et du CAM (Combat
Antisemitism Movement), ainsi que le fondateur et le président de
l'Institut Adelson Shlihut de l'Agence juive.