Pages

30 mai 2024

Les 500, quand des étudiants de Columbia relèvent la tête, par Natan Sharansky

Une lettre de 500 juifs de l'université  Columbia pourrait faire date dans la lutte pour échapper à un régime de double pensée étouffant, et assurer l'avenir des juifs américains, en clamant leur dissidence fière et ouverte.

Natan Sharansky

Dans la fureur qui s'est emparée des campus américains, il était facile de passer à côté de la lettre que 500 juifs de l'université de Columbia ont rédigée et signée pour présenter leur position d'une seule voix. Pourtant, c'est cette lettre, distribuée discrètement et beaucoup moins agressive que certains des autres événements qui l'ont éclipsée, qui pourrait s'avérer être le tournant dans la lutte pour l'avenir du judaïsme américain. Voici pourquoi.

Il y a vingt ans, juste après la seconde Intifada, j'ai fait le tour des campus américains et canadiens. Bouleversé par ce que j'avais vu et entendu, j'ai dit au Premier ministre de l'époque, Ariel Sharon, que la principale bataille pour l'avenir du judaïsme américain se déroulerait sur les campus. Cette visite m'avait tellement perturbé que j'avais intitulé mon article à ce sujet dans la presse hébraïque «un voyage en territoire occupé».

Les «occupants», dans ma métaphore, étaient les centres d'études sur le Moyen-Orient qui avaient poussé comme des champignons dans les universités américaines pour diffuser la propagande antisioniste. Leur influence était palpable dans les événements qu'ils organisaient, mais aussi dans leur effet sur les étudiants juifs que je rencontrais. Si beaucoup exprimaient leur profonde solidarité avec Israël et leur soutien à sa lutte contre la terreur, quelques jeunes hommes et femmes m'avaient dit que pour eux, en tant que juifs de gauche, il vaudrait mieux qu'Israël n'existe pas. «Alors, m'ont-ils dit, je ne serai pas perçu comme responsable de crimes aussi horribles.»

Ces déclarations, qui préfiguraient les tentatives de groupes tels que Jewish Voice for Peace de se dissocier d'Israël, ne me préoccupaient pas autant qu'une autre série de déclarations, bien plus alarmantes. Les personnes qui souhaitaient rompre totalement leurs liens avec Israël ne reflétaient pas les sentiments et les opinions de l'écrasante majorité des Juifs américains, et elles ne les influençaient pas non plus. Non, les déclarations qui m'ont préoccupé et m'ont amené à parler d'occupation et de champs de bataille sont les nombreuses variations des propos d’une jeune femme qui admettait à voix basse et avec regret qu'elle aimerait beaucoup s'exprimer contre le désinvestissement et d'autres mesures anti-israéliennes, mais qu'elle ne pouvait pas le faire. Ses professeurs n'apprécieraient pas, m'avait-t-elle dit. Cela nuirait à sa future carrière.

Le régime idéologique de l'antisémitisme qui s'est implanté dans les universités américaines ne s'effondrera que lorsque suffisamment de Juifs cesseront d'avoir peur, cesseront de l'entretenir malgré eux en se dissimulant, et affronteront l'antisémitisme.

Seigneur, ai-je pensé lorsque j'ai entendu ces mots pour la première fois. Nous ne sommes pas dans le Moscou de ma jeunesse, où la carrière d'une personne dépendait de sa capacité à faire semblant de croire au credo soviétique ! Pourtant, plus je rencontrais d'étudiants, plus j'entendais parler de préoccupations similaires et étouffantes. Ayant grandi en Union soviétique, je savais très bien à quel point l'autocensure peut devenir prenante et envahissante. Personne n'aura besoin d'« occuper » physiquement les campus si les étudiants juifs procèdent eux-mêmes à leur propre occupation sans avoir peur de dire leurs propres vérités.

Les sociétés totalitaires survivent en s'appuyant sur un noyau de vrais croyants pour effrayer même ceux qui n'adhèrent pas à la ligne idéologique du parti les amenant à devenir des « doubles penseurs », des personnes qui adhèrent à la ligne du parti en public à l’encontre de leurs pensées intimes, plutôt que des dissidents purs et simples. Dans le cours normal des événements, le pourcentage de doubles penseurs est toujours en augmentation, car de plus en plus de personnes sont dépitées par les fausses promesses du régime, mais continuent à lui prêter allégeance par peur plutôt que par foi. Le régime les contrôle, sans faire partager ses convictions. Il utilise le pouvoir que ses institutions exercent sur leurs vies, leurs moyens de subsistance et leur sécurité. En d'autres termes, il les contrôle en les effrayant pour qu'ils s'autocensurent au bénéfice du régime.

Bien sûr, l'Amérique est un pays libre et non un régime totalitaire. Cependant, il était impossible de ne pas voir la ressemblance entre la culture que j'ai rencontrée dans l'université américaine il y a 20 ans et la vision du monde soviétique de ma jeunesse. Comme le parti communiste (suivant Marx), de plus en plus de gens ont commencé à diviser le monde entre oppresseurs (lire le mauvais), et opprimés (lire le bien), et à prétendre que ceux du premier camp ne méritaient pas les mêmes droits, les mêmes libertés et les mêmes protections que ceux du second. Étant donné qu'Israël et les juifs « blancs » qui ont réussi sont a priori considérés comme des oppresseurs, les détester et même les maltraiter est devenu de moins en moins tabou.

Au cours des vingt dernières années, les idéologues de ce nouvel antisémitisme ont continué à consacrer leur ferveur à la diabolisation d'Israël et à utiliser tous les outils à leur disposition pour pousser la majorité des Juifs américains qui ne croient pas en leurs mensonges, à devenir des adeptes de la double pensée. Ils ont rendu de plus en plus difficile l'occupation d'une position publique au sein d'une association étudiante en excipant un soutien à Israël ou même une visite dans le cadre d'un voyage « Birthright ». Ils ont muselé les étudiants juifs qui parlaient de leur expérience personnelle de l'antisémitisme en leur disant qu’il ne s’agissait que d’un antisionisme « légitime », les mettant sur la défensive pour leur « alarmisme » et leur «rejet de la critique légitime . De plus en plus d'étudiants juifs ont constaté que défendre leurs convictions les exposait à la discrimination et au harcèlement. Les étudiants juifs se sont retrouvés, malgré eux, doubles penseurs dans les lieux qui sont censés être le fondement et le bastion de la société libre.

Après le 7 octobre, la campagne visant à vilipender Israël et à effrayer ses partisans potentiels sur les campus a explosé au grand jour. L'antisémitisme explicite est à présent légitime et toléré sur de nombreux campus américains, alors que le soi-disant « antisionisme » s'est révélé être la mince couverture d’un antisémitisme pur et dur. À l'université de Drexel, des manifestants « antisionistes » ont exigé que l'université rompe son association avec Hillel et Chabad, éliminant ainsi la vie juive du campus. À l'université de Toronto et sur d'autres campus, les manifestants ont fièrement récité les classiques fadaises antisémites sur le contrôle des banques et de la presse par les Juifs, tout en appelant au génocide et en faisant l'éloge d'Hitler. À l'UCLA, l'administration de l'université a conclu un accord avec les manifestants leur permettant d'interdire l'accès au campus des étudiants ayant de « mauvaises » opinions», c'est-à-dire aux juifs. À Columbia, un leader des manifestations étudiantes a exprimé son désir personnel de tuer des Juifs.

Il ne s'agit pas d'incidents isolés, mais de véritables expressions du sens de l'« antisionisme » pour ses partisans, à savoir chasser les étudiants et les professeurs juifs du campus ou, à tout le moins, les obliger à vivre déguisés. On enjoint désormais au Juifs de ne pas parler hébreu ou de ne pas porter de kippa sur les campus pour leur propre sécurité, tandis que leurs harceleurs potentiels sont loués comme des héros et reçoivent au mieux une tape sur la main qui est révoquée quelques semaines ou quelques jours plus tard, lorsqu’il y aura moins de témoins.

Le refus catégorique du droit à l'existence d'Israël est devenu un axiome qui va de soi. Entourés de camarades de classe et de professeurs qui célèbrent les pires violations des droits de l'homme de l'histoire récente - l'horrible massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre - comme une étape légitime vers la libération, les étudiants juifs sont livrés à eux-mêmes, abandonnés par progressistes que les institutions et les individus juifs ont soutenus sans réserve lorsqu'ils en ont eu besoin.

L'occupation des campus, qui n'était qu'une métaphore il y a 20 ans, est devenue un véritable mouvement doté de fonds, de dirigeants et d'une présence physique. Les jeunes juifs ne sont plus confrontés à des menaces ostensibles contre leur avenir professionnel ; ils sont confrontés à des menaces quotidiennes mettant en cause leur sécurité physique et le cœur de leur identité en tant que juifs et en tant qu'êtres humains.

C'est dans cette atmosphère délétère que les étudiants juifs de Columbia ont écrit leur lettre. Cinq cents étudiants juifs de Columbia ont déclaré qu'ils ne se laisseraient pas intimider par les haineux, qu'ils rejetaient les attaques contre leur identité juive et que le sionisme faisait partie de l'identité juive. Ils ont traité leurs détracteurs d'antisémites et accusé l'administration de l'université de minimiser et de mal gérer les agressions visant les Juifs. Ils ont catégoriquement rejeté les tentatives visant à rendre les Juifs responsables de la haine dont ils sont la cible. Plus remarquable encore, ils ont tous signé la lettre avec leur nom complet, fièrement et ouvertement, abandonnant l'autocensure et le silence du double penseur pour la position fière du dissident. Dans les jours qui ont suivi, de plus en plus de Juifs ont ajouté leur nom à cette liste.

Lorsque j'étais dissident en URSS, mes amis et moi savions bien qu'une révolution ne peut commencer que lorsqu'une masse critique de doubles penseurs cesse d'avoir peur et franchit la ligne de la dissidence ouverte. Ce n'est que lorsque les masses perdent leur peur et tombent le masque des faux-semblants qu'elles peuvent mener leur société vers un avenir différent. C'était vrai en URSS, et c'est encore vrai aujourd'hui : Le régime idéologique de l'antisémitisme qui s'est installé dans les universités américaines depuis des décennies ne s'effondrera que lorsqu'un nombre suffisant de Juifs cesseront d'avoir peur. Il ne s'effondrera que si les Juifs cessent de l'assister involontairement par le camouflage et l’autocensure, et s'ils expriment au contraire leurs vérités ouvertement et bruyamment.

Lorsque nous combattions l'URSS de l'intérieur, nous estimions que lorsqu’environ un cinquième de la population se transformerait de double penseur en dissident, les autorités ne seraient plus en mesure de contenir la propagation de la libre pensée. Il est réconfortant de constater que plus d'un cinquième des Juifs de l'université de Columbia ont déjà signé la lettre qui les désigne comme dissidents du régime idéologique en place. J'espère que les estimations que nous avons faites il y a plusieurs décennies sur le point de basculement de l'oppression à la révolution se révéleront justes dans le cas de cette révolution également.

L'année prochaine sera probablement aussi difficile que celle-ci pour les Juifs sur le campus. Bien sûr, dans l'Amérique démocratique, de nombreux outils peuvent être utilisés pour lutter contre l'antisémitisme : aller en justice, encourager les auditions au Congrès, utiliser la presse pour démasquer les acteurs dangereux qui financent les nouvelles vagues d'antisémitisme, etc. Mais pour défendre ses droits, il faut d'abord les définir et les revendiquer. Tant que les étudiants juifs américains ne revendiqueront pas publiquement leur droit à l'identité juive et sioniste, ils continueront à se battre à leur désavantage.

Cependant, si les étudiants juifs de Cornell, Stanford, Harvard et des autres campus rejoignent les juifs de Columbia dans leur déclaration publique, ils ont une chance de faire plus que défendre leurs propres vérités. Ils auront une vraie chance de révolutionner les campus, de vaincre les forces antisémites qui les ont occupés et de gagner la bataille pour l'avenir du judaïsme américain.

Chers étudiants juifs d'Amérique, vous êtes aujourd'hui en première ligne. L'avenir du judaïsme américain, et peut-être même de l'Amérique elle-même, est entre vos mains. Soyez courageux.

---------------------------

Références :

The 500, traduction Le Bloc-note

Par Natan Sharansky, Tablet, 28 mai 2024

Natan Sharansky est un ancien prisonnier politique en Union soviétique, un ancien ministre du gouvernement israélien, un ancien président du conseil d'administration de l'Agence juive pour Israël, un président du conseil consultatif de l'ISGAP (Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy) et du CAM (Combat Antisemitism Movement), ainsi que le fondateur et le président de l'Institut Adelson Shlihut de l'Agence juive.