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31 mai 2024

La consolidation du Hezbollah, le grand échec stratégique d'Israël, par Michael Makovsky

Le grand échec, ce n'est pas le 7 octobre. C'est le refus persistant d'une action militaire contre le Hezbollah au Liban. 

Michael Makovsky

Depuis le 7 octobre, il est de notoriété publique qu'Israël a mené pendant des années une politique erronée à l'égard de Gaza. Si l'insondable catastrophe de ce jour-là a, à juste titre, imposé un examen critique de tous les facteurs qui y ont conduit, on peut soutenir que la politique générale d'Israël à l'égard de Gaza avant le 7 octobre, contrairement à sa conception stratégique et à sa préparation militaire, était au moins compréhensible, voire correcte. En revanche, la politique d'Israël à l'égard du Hezbollah au Liban a été moins critiquée au cours des deux dernières décennies. Non seulement la politique à l'égard du front nord soulève des questions encore plus troublantes que celle de Gaza, mais en plus, aujourd'hui plus que jamais, elle ressemble à un échec stratégique majeur.

Depuis que le Hamas a pris le contrôle de Gaza par la force en 2007, Israël a mené plusieurs petites guerres avec l'organisation terroriste génocidaire, en réponse aux tirs de roquettes depuis la bande de Gaza : en 2008-2009, 2012, 2014 et 2021. Des campagnes militaires israéliennes plus courtes ont également été menées contre le Jihad islamique palestinien (PIJ), basé à Gaza, en 2022 et 2023. Dans chacun de ces conflits, Israël aurait été justifié d'entrer dans Gaza et de détruire le Hamas en état de légitime défense, mais il ne s'est jamais senti obligé de le faire - jusqu'au 7 octobre.

Il a souvent été dit qu'Israël, ou du moins son agence de renseignement militaire, avait une conception stratégique erronée, la « konceptzia », et que le Hamas était dissuadé pour l'instant et se concentrait davantage sur la gouvernance de Gaza que sur l'attaque d'Israël. De nombreux experts des médias israéliens et américains, majoritairement hostiles au Premier ministre Benjamin Netanyahou, soutiennent que ce dernier a été poussé à soutenir le Hamas au fil des ans avec l'aide de l'argent qatari afin de diviser les Palestiniens et de réduire la pression en faveur d'un État palestinien en Cisjordanie. M. Netanyahou, qui a mené plusieurs guerres contre le Hamas, a démenti cette affirmation à plusieurs reprises. Bien que les médias aient déjà fait état de nombreuses fuites, les enquêtes de l'armée et du gouvernement israéliens devraient révéler quelle était la konceptzia des services de renseignements militaires, ce qui motivait M. Netanyahu et d'autres dirigeants politiques et militaires israéliens, et ce qui a contribué à ce que les forces de défense israéliennes se préparent mal à une attaque majeure du Hamas et/ou ignorent les signaux de cette attaque.

En attendant, il convient de se demander pourquoi Israël n'a pas envahi Gaza et n'a pas chassé le Hamas du pouvoir il y a des années, en partant du principe que le 7 octobre n'était pas inévitable.

Pour la plupart des dirigeants militaires et civils israéliens, la menace de Gaza, aussi difficile soit-elle, semblait de plus en plus gérable, malgré les courtes guerres avec le Hamas et le PIJ. Cette confiance mal placée semble avoir été en partie motivée par une confiance excessive dans la technologie et la défense antimissile. Le déploiement en 2011 du Dôme de fer, le système israélien de défense aérienne à courte portée, efficace à plus de 90 %, a apparemment minimisé la menace des roquettes. Avec le déploiement imminent d'Iron Beam, une version laser qui sera au minimum un complément puissant d'Iron Dome, Israël pensait être en mesure de contrer encore mieux les roquettes tirées depuis Gaza. Un expert militaire israélien m'a confié il y a quelques années qu'une fois Iron Beam déployé, Israël ne se soucierait plus de ce qui se passerait à l'intérieur de Gaza.

La létalité accrue du Hezbollah, associée à l'opposition croissante des États-Unis à la « déstabilisation » du Liban, a réussi à forcer Israël à éviter les campagnes à l'intérieur de son voisin septentrional.

La menace souterraine (tunnels) du Hamas, qui semblait déjà importante il y a dix ans, a été considérée comme neutralisée par l'installation, le long de la frontière, de capteurs et de barrières souterrains. Israël pensait également avoir neutralisé la menace d'une invasion terrestre en installant une clôture coûteuse dotée de capteurs et de caméras. En outre, l'armée de l'air israélienne a continué à opérer à volonté dans la bande de Gaza, réussissant souvent à tuer des commandants du Hamas et du PIJ et à détruire des infrastructures terroristes par des frappes de précision.

Convaincus que ces mesures avaient neutralisé militairement la menace du Hamas, les dirigeants civils et militaires israéliens n'ont pas voulu détruire le Hamas et l'écarter du pouvoir à Gaza.

Israël répugnait à réoccuper Gaza, qu'il avait occupée en 1967 et dont il s'était retiré en 2005, car il craignait que toute tentative de réoccupation n'entraîne d'importantes pertes militaires israéliennes. Pire encore, Israël s'enliserait dans une occupation non désirée des Palestiniens sur ce qui était considéré comme un théâtre secondaire ou tertiaire par rapport à la menace beaucoup plus puissante et immédiate du Hezbollah au nord et du programme nucléaire iranien. En outre, Israël s'était essayé à façonner des arrangements politiques arabes intérieurs au Liban en 1982, où il avait échoué de manière spectaculaire, et ses dirigeants s'étaient opposés à une nouvelle tentative depuis lors. En outre, les dirigeants israéliens ont compris qu'un tel effort à Gaza se heurterait à une opposition internationale féroce. En effet, ils ont dû faire face à une telle opposition chaque fois qu'ils ont lancé une campagne militaire en représailles à des tirs de roquettes du Hamas ou du PIJ.

De plus, lorsqu'il s'agit de savoir qui pourrait ou voudrait gouverner Gaza de manière responsable après le Hamas sans menacer Israël, il n'y a tout simplement jamais eu de candidats sérieux. L'Égypte ne voulait pas récupérer Gaza après l'avoir perdue au profit d'Israël lors de la guerre de 1967. Le président égyptien Anouar el-Sadate a eu la sagesse de vouloir récupérer chaque pouce du Sinaï et pas un pouce de Gaza dans l'accord de paix conclu entre l'Égypte et Israël il y a quarante ans. Après la déroute spectaculaire de l'Autorité palestinienne (AP) face au Hamas, deux ans après le retrait israélien de Gaza, les gouvernements israéliens ont de plus en plus douté de pouvoir compter sur l'AP pour gouverner la bande de Gaza. La mauvaise gestion, la corruption et le radicalisme endémiques de l'AP ont contribué à susciter un soutien massif au Hamas au sein de la population de Cisjordanie. Elle récompense financièrement le terrorisme, ce qui est une malédiction particulière pour la droite politique israélienne.

Israël s'est donc résigné à ce que certains de ses dirigeants appellent « gérer le conflit ». Cela a signifié « tondre la pelouse », c’est à dire lancer des campagnes militaires périodiques pour dégrader le Hamas et le PIJ après des barrages de roquettes effectués ou simplement prévus. C’était aussi faciliter l'assistance économique, ces dernières années à partir du Qatar, lorsque c'était nécessaire. Il ne s'agissait pas vraiment d'une stratégie, mais d'une politique consistant à faire de la limonade avec les citrons disponibles. Si Israël n'avait pas de finalité claire, c'est parce qu'il n'y en avait pas, si ce n'est peut-être d'attendre que le Hamas s'effondre un jour. Néanmoins, le succès de cette approche dépendait d'une condition fondamentale, éminemment réalisable : la capacité de Tsahal à défendre la frontière gazaouie de 32 miles. Bien entendu, le 7 octobre, les FDI n'ont absolument pas réussi à le faire, pour des raisons qui restent à déterminer.

Néanmoins, les événements survenus depuis le 7 octobre corroborent largement la réticence d'Israël à renverser le Hamas à Gaza.

Tout d'abord, le soutien international à Israël, même après la sauvagerie du 7 octobre, s'est effrité. Il suffit de penser, par exemple, à la manière dont le président Biden a cherché pendant des mois à empêcher Israël d'entrer dans Rafah et d'en finir avec le Hamas. D'autres dirigeants occidentaux ont perdu patience face à la campagne militaire d'Israël bien avant.

Deuxièmement, la prudence d'Israël quant au nombre de victimes s'est avérée exacte. Israël a perdu plus de 280 soldats au cours de son incursion terrestre de sept mois dans la bande de Gaza, et plus de 1.700 ont été blessés. Ces chiffres sont moins élevés que prévu, mais restent très lourds pour un petit pays de 9 millions d'habitants. Les morts de Tsahal équivalent à près de 10.000 Américains, soit plus de deux fois le nombre de soldats américains tués en Irak en huit ans et plus de trois fois ceux tués en Afghanistan en 20 ans.

Troisièmement, Israël aura besoin d'au moins une année supplémentaire pour continuer à éliminer ou à emprisonner les combattants du Hamas une fois que les combats intenses auront pris fin à la suite de la campagne de Rafah. Il devra également maintenir le contrôle global de la sécurité dans la bande de Gaza pendant une période indéterminée.

Quatrièmement, il n'y a pas de consensus ou d'accord sur qui doit gouverner Gaza. Les dirigeants israéliens sont restés muets sur les personnes qui, selon eux, devraient gouverner la bande de Gaza et ont parlé d'une longue période de « déradicalisation » avant que les habitants qui n'appartiennent pas au Hamas puissent prendre le contrôle de la bande de Gaza. Certains, comme mon collègue le général de division (à la retraite) Yaakov Amidror, ancien conseiller à la sécurité nationale de M. Netanyahou, attribuent cette situation en partie au fait que le « jour d'après » n'est pas encore arrivé. Quant à Washington, bien que l'administration Biden souhaite apparemment que les États arabes du Golfe participent à la reconstruction et peut-être même à la sécurité de la bande de Gaza d'après-guerre, il n'est pas certain, à supposer que ce plan aboutisse, qu'il ait même l'intention d'exclure ou de éliminer le Hamas.

Israël aurait peut-être pu suivre une voie médiane entre l'acceptation et l'expulsion de la gouvernance du Hamas à Gaza. Il aurait pu mener des actions plus proactives contre le Hamas au fil des ans afin de dégrader davantage ses capacités militaires et d'empêcher ses activités de contrebande. Cela aurait nécessité l'aide de l'Égypte pour mettre fin, ou du moins minimiser la contrebande. Le Caire a manifestement fermé les yeux [sur les transferts] dont il a apparemment bénéficié financièrement. Israël aurait peut-être pu mieux contrôler la manière dont les fonds internationaux destinés à Gaza étaient dépensés, afin d'éviter que le Hamas ne les utilise pour son infrastructure terroriste. Il n'est pas certain que l'une ou l'autre de ces mesures aient été réaliste si on prend en compte la politique américaine à l'égard des Palestiniens (à l'exception du mandat de l'administration Trump, qui a paradoxalement renforcé l'inclination d'Israël à s'en tenir au statu quo) et l'attachement de l'état-major de Tsahal à sa posture défensive centrée sur la technologie.

En revanche, ce qui est bien plus problématique d'un point de vue stratégique, et pourtant moins discuté, c'est qu'Israël est resté les bras croisés pendant que le Hezbollah augmentait considérablement son arsenal

Il est passé d'environ 10.000 roquettes à la fin de la guerre de 2006 à 150.000-200.000 aujourd'hui, plus plusieurs centaines de munitions à guidage de précision et un ensemble de drones d'attaque de fabrication iranienne. Peu de pays, si ce n'est aucun, peuvent rivaliser avec cet arsenal, qui est d'un ordre de grandeur supérieur au stock de roquettes et de missiles du Hamas, estimé à 20.000 le 7 octobre. En effet, c'est le Hezbollah, plus puissant au Liban, dont la frontière avec Israël avait été généralement calme de 2006 jusqu'au 7 octobre, qui représente la menace stratégique la plus puissante pour l'État juif, tant par les dommages qu'il peut infliger que par la protection qu'il offre au programme nucléaire iranien.

Un rapport publié en 2018 par l'Institut juif pour la sécurité nationale des États-Unis, une organisation que je dirige, indique que la grande majorité des roquettes du Hezbollah sont non guidées et de courte portée, pour être utilisées «sans discrimination contre les villes et villages du nord d'Israël». Mais, contrairement à 2006, «le Hezbollah dispose aujourd'hui de plusieurs milliers de roquettes à moyenne portée et de plusieurs centaines de missiles de précision à longue portée capables de frapper des cibles dans tout Israël». Au début d'un conflit avec Israël, le Hezbollah serait capable de tirer au moins 3.000 roquettes par jour, puis de se stabiliser entre 1.000 et 1.500 par jour. Lors de la guerre de 2006, le Hezbollah a tiré 200 roquettes par jour.

C'est un défi bien plus grand pour Israël que le Hamas, et Jérusalem n'a pas eu de réponse facile à cette menace du Hezbollah. En cas de guerre, le Hezbollah pourrait submerger les capacités de défense aérienne d'Israël, un petit pays avec peu de profondeur stratégique, causant des dommages inimaginables à des cibles stratégiques et à des centres de population. Israël devrait déterminer quels sites et villes stratégiques protéger et lesquels laisser vulnérables et évacuer.

En fait, même en l'absence d'une véritable guerre, Israël a déjà été contraint, depuis le 7 octobre, d'évacuer des dizaines de milliers d'Israéliens vivant près de la frontière libanaise. Pour prévenir ou atténuer une telle catastrophe, Israël serait contraint d'attaquer le Hezbollah avec une force considérable par voie terrestre et aérienne. La position défensive d'Israël dans le nord du pays depuis 2006 a conduit à ce qui était impensable : le Hezbollah a imposé une zone dépeuplée à l'intérieur du territoire israélien.

L'ampleur des capacités du Hezbollah a contribué à dissuader Israël d'attaquer les installations nucléaires iraniennes. En effet, la raison d’être de l'arsenal de roquettes du Hezbollah est la défense l'Iran et ses actifs nucléaires les plus précieux en menaçant de se déchaîner contre lui s'il les prenait pour cible. Aujourd'hui, l'Iran est sur le point de devenir un État du seuil nucléaire, ce qui constitue un désastre stratégique total pour Israël et pourrait menacer son existence même. En jouant la carte de la sécurité au Liban, Israël s'est retrouvé dans une situation pire sur les deux fronts.

Il y a des années, Israël aurait pu lancer une campagne militaire, non pas pour détruire le Hezbollah, mais pour dégrader matériellement ses capacités militaires. Israël aurait probablement eu besoin de recourir à des forces terrestres et aériennes importantes. Il aurait pu légitimer une telle initiative par l’application de la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies qui a marqué la fin de la deuxième guerre du Liban en 2006. La résolution 1701 interdit «le personnel armé, les biens et les armes autres que ceux du gouvernement libanais et de la FINUL» et appelle au «désarmement de tous les groupes armés au Liban, de sorte qu'il n'y ait plus au Liban d'armes ou d'autorité autres que celles de l'État libanais». Ces mots - «l'État libanais» et «le gouvernement du Liban et la FINUL» auraient dû indiquer clairement dès le départ qu'une campagne offensive israélienne serait nécessaire peu après 2006. Au lieu de cela, la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies - et la politique américaine de renforcement des institutions de l'État libanais qui l'accompagnait - est devenue une feuille de vigne permettant à l'Iran de renforcer les capacités du Hezbollah en matière de roquettes et de missiles à la frontière israélienne.

La guerre civile en Syrie, qui a débuté cinq ans plus tard, a consolidé l'erreur stratégique d'Israël au Liban. Alors que l'autre voisin d'Israël au nord se désintégrait, ouvrant la porte à une empreinte iranienne encore plus importante dans le pays que celle qui existait déjà auparavant, l'armée de l'air israélienne a commencé à cibler les actifs iraniens en Syrie ou en route vers le Hezbollah au Liban. L'IAF avait pratiquement les mains libres en Syrie, une liberté opérationnelle qui s'est maintenue, même après que la Russie ait établi une empreinte militaire dans ce pays déchiré par la guerre en 2015 avec l'assentiment de l'administration Obama.

En août 2015, quelques semaines après la signature de l'accord sur le nucléaire iranien, qui semblait écarter pour plusieurs années la possibilité d'une guerre contre le programme nucléaire iranien au yeux de certains hauts responsables des FDI. Sous la direction du chef d'état-major général, le lieutenant-général Gadi Eisenkot, les FDI ont pris l'initiative inhabituelle de publier ce qu’elles ont appelé la stratégie de la «campagne entre les deux guerres». Comme l'a écrit Eisenkot en 2019, après son départ à la retraite, la nouvelle stratégie «s'efforce de mener des actions proactives et offensives» dans le but de «retarder la guerre et dissuader les ennemis en les empêchant d'agir». «Retarder la guerre et dissuader les ennemis en affaiblissant constamment leurs processus de constitution de forces et en endommageant leurs actifs et leurs capacités », et « créer des conditions optimales pour les FDI si la guerre finit par arriver ».

La position défensive d'Israël dans le nord depuis 2006 a conduit à ce qui était impensable : Le Hezbollah a imposé une zone dépeuplée à l'intérieur du territoire israélien.

Cette stratégie proactive, qui consiste à attaquer l'Iran et les forces soutenues par l'Iran afin de minimiser leur empreinte en Syrie et de bloquer leur transfert de capacités avancées au Hezbollah au Liban, était une reconnaissance implicite de l'énorme échec d'Israël au Liban. Les FDI ne voulaient pas que la Syrie devienne une version beaucoup plus grande du Liban. Le Liban a donc été mis en veilleuse, alors même que les capacités du Hezbollah augmentaient, tout comme les investissements américains dans le pays. La «campagne d'entre-deux-guerres» de Tsahal a été couronnée de succès. Grâce à des centaines d'actions menées au cours de la dernière décennie, les FDI ont empêché de nombreux transferts d'armes de pointe vers le Hezbollah au Liban, détruit d'importantes capacités iraniennes de fabrication d'armes en Syrie et limité de manière significative l'empreinte de l'Iran et de ses milices en Syrie. Pour illustrer les ambitions de l'Iran en Syrie, Téhéran a cherché à rassembler 100.000 combattants de milices dans le pays, mais n'en possède apparemment qu'une fraction.

Israël n'a pas appliqué au Liban l'approche qu'il a adoptée en Syrie, où de nombreux acteurs extérieurs étaient impliqués dans un théâtre généralement chaotique et propice, déchiré par une guerre civile vicieuse. Bien qu'il se serait certainement heurté à l'opposition des États-Unis et de la communauté internationale, il aurait été beaucoup moins coûteux pour Israël de mener contre le Hezbollah libanais une version de la «campagne d'entre-deux-guerres» peu après 2006. Chaque année, les risques et les coûts d'une action militaire israélienne contre le Hezbollah ont augmenté.

Les généraux israéliens semblaient convaincus, ou se convainquaient eux-mêmes, qu'ils pouvaient repousser le moment de faire face à ce dilemme. Ils ont cité le calme régnant à la frontière israélo-libanaise comme preuve que le Hezbollah était en fait dissuadé. Ils ont souvent rappelé que le chef du Hezbollah, Sayyed Hassan Nasrallah, avait admis, juste après la guerre de 2006, que s'il avait su qu'une opération du Hezbollah contre Israël, qui avait tué trois soldats des FDI et en avait enlevé deux autres, «conduirait à une guerre à ce moment et de cette ampleur... est-ce que je l'aurais fait ? Je dis non, absolument pas». Peut-être que le Hezbollah a été dissuadé, ou peut-être que l'Iran a simplement retenu son principal mandataire alors qu'il le préparait à devenir une poudre sèche critique au cas où Israël attaquerait les installations nucléaires iraniennes - ou les deux. Quoi qu'il en soit, le résultat net a été une augmentation considérable des capacités militaires du Hezbollah au fil des ans. La létalité accrue du Hezbollah, associée à l'opposition accrue des États-Unis à la «déstabilisation» du Liban - un parapluie protecteur de facto des États-Unis - a réussi à son tour à forcer Israël à ne pas lancer des campagnes à l'intérieur de son voisin septentrional. Au minimum, on peut donc dire que la dissuasion était mutuelle, ce qui signifiait une perte nette pour Israël.

La guerre d'usure que le Hezbollah a entamée avec Israël après le 7 octobre suggère peut-être qu'Israël aurait pu prendre des mesures contre le Hezbollah il y a plusieurs années sans déclencher une guerre majeure. Néanmoins, hormis l'assassinat de commandants du Hezbollah (et du Hamas), les efforts actuels d'Israël se limitent essentiellement à la destruction des combattants et des infrastructures du Hezbollah dans un rayon de quelques kilomètres de la frontière israélienne. Un effort majeur pour dégrader matériellement les capacités plus vastes et plus étendues du Hezbollah impliquerait un champ de bataille beaucoup plus vaste.

Apparemment, les dirigeants civils et militaires israéliens n'ont pas eu l'intention sérieuse, au cours des deux dernières décennies, de mener une telle campagne au Liban. Amidror attribue cette situation en partie au fait qu'Israël a perdu son instinct de préemption.

Bien sûr, Israël ne peut pas entrer en guerre tout le temps, malgré la myriade de menaces auxquelles il est constamment confronté. Les dirigeants politiques de ce pays démocratique doivent toujours trouver un équilibre entre la lutte contre les menaces et la garantie de la sécurité à long terme, et la nécessité à court terme de maintenir la stabilité sociale, la vitalité économique et la croissance. En effet, l'économie et la richesse d'Israël se sont considérablement accrues depuis la deuxième guerre du Liban ; le PIB était de 158 milliards de dollars en 2006 et a plus que triplé d'ici 2022 pour atteindre 525 milliards de dollars, tandis que le PIB par habitant est passé de 22.494 dollars à 54.930 dollars. Cette croissance, bien que bienvenue, s'est accompagnée d'une plus grande complaisance.

Jusqu'au 7 octobre, M. Netanyahou, qui a occupé le poste de premier ministre la plupart du temps depuis 2009, était fier de maintenir Israël en paix et d'accroître sa prospérité. Les partis d'opposition ne faisaient pas non plus pression en faveur d'une campagne préventive visant à affaiblir le Hezbollah au Liban. En fait, alors qu'un gouvernement de coalition gauche-droite était au pouvoir en 2021-22, il a signé un accord maritime avec le Liban. Le Premier ministre de l'époque, Yair Lapid, faisait l'éloge de l'accord en disant qu'il « évite » une guerre avec le Hezbollah.

Depuis le 7 octobre, Israël cherche à rétablir sa dissuasion et sa sécurité face à l'axe dirigé par l'Iran, au Liban, en Irak, en Syrie, au Yémen et à Gaza (pour l'instant), avec le Hezbollah libanais et son arsenal massif comme principal gardien.

L'Iran est sur le point de franchir le seuil nucléaire à mesure qu'il avance dans son programme d'armement. Israël sera bientôt confronté à la décision de lancer une action militaire majeure pour dégrader le Hezbollah au Liban et l'éliminer en tant que menace stratégique, puis de s'attaquer militairement au programme nucléaire de l'Iran. Israël aura besoin du soutien des États-Unis, tant sur le plan politique à l'ONU que sur le plan militaire. Ils devraient lui fournir certaines des armes dont il aura besoin pour ces campagnes et l'aider à atténuer l'ampleur et l'intensité de la riposte [ennemie]. Bien entendu, Israël devra tenir compte du fait que l'administration Biden, qu'elle dure encore huit mois ou cinq ans, s'opposera à une telle entreprise. En effet, cette administration s'est vivement opposée à tout conflit avec l'Iran ou le Hezbollah.

Malgré certaines similitudes, les défis lancés par le Hamas et le Hezbollah à Israël n'étaient pas les mêmes avant le 7 octobre et nécessitaient des politiques différentes.

À Gaza, Israël a choisi de ne pas détruire le Hamas mais de «gérer le conflit», c'est-à-dire de dégrader occasionnellement les capacités militaires du Hamas au cours d'opérations militaires ou de guerres limitées. Cette stratégie a contribué à donner à Israël un faux sentiment de sécurité qui s'est traduit par l'attaque terroriste la plus meurtrière de son histoire. En ce qui concerne le Hezbollah, qui contrôlait au Liban une zone plus vaste que le Hamas à Gaza, et qui est bien plus essentiel à la sécurité de l'Iran et à sa stratégie régionale, Israël n'a même pas essayé, dans les années qui ont suivi 2006, de dégrader ses capacités par le biais d'une ou plusieurs campagnes militaires importantes. Israël a choisi de ne pas faire grand-chose à l'intérieur du Liban, et de se concentrer principalement sur la limitation de la croissance des capacités du Hezbollah par une campagne de dix ans en Syrie.

Le 7 octobre restera comme un échec catastrophique sur le plan du renseignement et sur le plan militaire. Toutefois, la latitude se métastaser qu'Israël a consenti au Hezbollah au cours des deux dernières décennies apparaît comme une erreur stratégique colossale, dont le coût pourrait même éclipser celui du 7 octobre. Pour Jérusalem, la facture du Liban n'est plus à présenter.

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Références :

Israel’s Great Strategic Failure, traduction Le Bloc-note

Par Michael Makovsky, Tablet, le 30 mai 2024

Ancien fonctionnaire au ministère de la défense, Michael Makovsky est président-directeur général de l'Institut juif pour la sécurité nationale de l'Amérique (JINSA), une organisation politique et éducative de premier plan basée à Washington, D.C., qui se concentre sur les questions de défense et de sécurité nationale des États-Unis au Moyen-Orient. M. Makovsky a beaucoup travaillé sur les liens de défense entre les États-Unis et Israël, sur la politique américaine à l'égard de l'Iran, de la Syrie, de l'Irak, de Gaza, du golfe Persique, sur le rôle de l'énergie dans la politique de sécurité nationale des États-Unis et sur la Méditerranée orientale,
Auparavant, M. Makovsky a été directeur de la politique étrangère au Bipartisan Policy Center, assistant spécial au bureau du secrétaire à la défense, conseiller principal à la défense, et analyste du marché de l'énergie pour diverses sociétés d'investissement. Titulaire d'un doctorat en histoire diplomatique de l'université de Harvard, d'un MBA en finance de la Columbia Business School et d'une licence en histoire de l'université de Chicago, Il est l'auteur de Churchill's Promised Land (Yale University Press), une histoire diplomatique et intellectuelle de la relation complexe de Winston Churchill avec le sionisme.