"Il serait extravagant que des bombardements qui atteignent des civils en visant des objectifs militaires, hier ceux des bombardements anglo-américains pour permettre le débarquement, aujourd’hui ceux d’Israël pour venir à bout du Hamas, puissent être qualifiés de génocides."
André Perrin |
Cette
manière de renvoyer dos à dos en réputant également inappropriés les termes de
« pogrom » dans un cas et de « génocide » dans l’autre
mérite d’être interrogée, pour ne pas dire « déconstruite ». « Pogrom » n’est pas
une catégorie juridique, mais un mot du langage courant dont le sens est le
même dans tous les dictionnaires, par exemple dans le Grand Robert : « agression
collective, meurtrière contre une communauté juive ». On voit mal en
quoi ce mot est inapproprié pour désigner ce qui s’est passé le 7 octobre, à
moins qu’on ne veuille signifier par là qu’il est très au-dessous de la vérité.
En effet, les agressions meurtrières contre les communautés juives n’ont pas
toujours atteint le niveau d’atrocité et de barbarie de celle perpétrée par le
Hamas ce jour-là. On ne voit donc pas en quoi ce mot susciterait indûment une
épouvante plus grande que la chose elle-même, et pas davantage en quoi il «
brouillerait tout ».
Il
n’en va pas de même du mot « génocide ». Le génocide est une catégorie
juridique définie par une convention adoptée par l’Assemblée générale des
Nations unies le 9 décembre 1948 et le statut de Rome de la Cour pénale
internationale en 1998. Il consiste dans des actes commis dans l’intention de
détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou
religieux. Cependant, les conditions requises pour qu’on puisse parler de
génocide sont à ce point exigeantes qu’à ce jour, il n’y a que trois massacres
de masse pour lesquels l’appellation de génocide ne soit pas contestée : celui
des Arméniens en 1915-1916, celui des Juifs entre 1941 et 1945, celui des
Tutsis au Rwanda en 1994. Ni le massacre des Vendéens entre 1793 et 1796, ni
l’extermination des « cosaques » pendant la « Terreur rouge » en 1919, ni
l’Holodomor et ses 5 à 6 millions de morts en 1932-1933, ni l’extermination par
les Khmers rouges du quart de la population cambodgienne en l’espace de quatre
ans ne sont universellement considérés comme des génocides. Dans ces
conditions, il serait extravagant que des bombardements qui atteignent des
civils en visant des objectifs militaires, hier ceux des bombardements
anglo-américains pour permettre le débarquement, aujourd’hui ceux d’Israël pour
venir à bout du Hamas, puissent être qualifiés de génocides.
Les
guerres n’ont jamais été des conflits opposant des soldats sur un champ de
bataille dans le style : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! ».
Autant qu’on puisse le savoir, elles ont toujours fait à peu près autant de
victimes parmi les civils que parmi les militaires, ce qui a encore été le cas
en 1914-1918. Elles tendent désormais à frapper davantage les civils : au moins
40 millions de victimes civiles pendant la Seconde Guerre mondiale pour 22 à 25
millions de soldats. Dans ces conditions, il est permis de soutenir qu’aucune
guerre n’est juste, qu’aucune défense n’est légitime si elle doit se faire à un
tel prix et qu’il est préférable de se soumettre à l’agresseur, par exemple en
invoquant les mânes de Socrate : « Il vaut mieux subir l’injustice
que la commettre ». Encore faut-il le dire clairement et en assumer
les conséquences jusqu’au bout.
Les bombardements
anglo-américains pendant la Seconde Guerre mondiale ont fait entre 350.000 et
500.000 victimes civiles allemandes et près de 70.000 victimes civiles
françaises, hommes, femmes et enfants. Il n’y avait pas à
l’époque de journal télévisé pour nous les montrer tous les soirs, mais elles
n’en étaient pas moins réelles et sanguinolentes. Ces bombardements furent
massifs au printemps 1944 pour retarder la progression des blindés allemands
vers l’ouest et faciliter le débarquement. Le 26 avril 1944, le service
français de la BBC disait : « Cette nécessité est horrible. Sans
doute jamais dans l’histoire aucun allié n’a-t-il dû infliger des blessures
aussi sanglantes et aussi pénibles à un autre peuple allié et ami. »
Cette
nécessité n’apparaissait pas avec évidence à Philippe Henriot, le héraut de la
collaboration, qui dénonçait ce carnage sur les ondes de Radio Paris, à
l’instar de toute la presse vichyste. Voici ce qu’on pouvait lire dans Le
Journal du midi, le 30 mai 1944, sous le titre « Les inhumaines agressions
anglo-américaines sur les régions méditerranéennes » : « Des
centaines de morts, des milliers de blessés, d’innombrables immeubles détruits,
des hôpitaux, des cliniques, en ruines, des monuments d’art saccagés, voilà le
glorieux bilan d’un raid “comme les autres”, comme ceux accomplis sur Rouen,
sur Lyon, sur Orléans, au cours desquels les “objectifs militaires” atteints
avaient déjà été des hôpitaux, des cliniques, des maisons d’habitation, qui,
soufflées, ensevelirent sous leurs décombres des dizaines, des centaines
d’innocents ».
Dans
ces conditions, la sagesse et la vertu exigeaient qu’on décrétât un
cessez-le-feu immédiat et que l’on recherchât une solution politique avec «
Monsieur Hitler ». De la même manière, Israël devrait aujourd’hui renoncer à
détruire le Hamas et négocier avec lui la question de son droit à exister ou de
son devoir de disparaître.
Ce
n’est pas exactement ce que nous dit notre professeur de philosophie. Il ne
nous dit pas non plus qu’Israël se trouve dans une situation tragique,
c’est-à-dire une situation où l’on n’a le choix qu’entre de mauvaises
solutions, de sorte que, quoi que l’on choisisse, on sera coupable. Il nous dit
même le contraire. Il nous dit qu’il y avait une «alternative » et qu’Israël a
eu tort de ne pas la chercher «au lieu de foncer tête baissée dans le piège
tendu par le Hamas », se muant ainsi en «État voyou». Malheureusement, il ne
nous dit pas, ni en français, ni en franglais, quelle est cette « alternative ».
Pourquoi ? Pour quelle raison, tel Euthyphron à la fin du dialogue de Platon,
refuse-t-il de nous faire partager son savoir ? Serait-ce parce que, «maître
ignorant », il ne la connaîtrait pas lui-même ? Ou bien parce que, adepte des
pédagogies nouvelles, il considère que l’enseignement ne consiste pas pour le
professeur à transmettre son savoir, mais à amener son élève à le construire
lui-même ? Toujours est-il que le professeur ne donnera pas de corrigé. Élève Israël,
débrouillez-vous tout seul !
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Référence :
André
Perrin: «Pourquoi il est scandaleux de parler de “génocide” à Gaza»
par
André Perrin, Le Figaro, 12 décembre
2023
Agrégé de philosophie, André Perrin a enseigné dans le nord de la France, en Andorre et en classes préparatoires aux grandes écoles à Montpellier. Il a aussi exercé les fonctions d’Inspecteur d’Académie – inspecteur pédagogique régional de philosophie. Il est l’auteur de « Postures médiatiques. Chronique de l’imposture ordinaire » (L’Artilleur, 2022).et de Scènes de la vie intellectuelle en France (L’Artilleur, 2016).