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12 déc. 2023

Les limites de la « libanisation » du Hezbollah, par Yusri Khizran

L'agressivité durable du Hezbollah à l'égard d'Israël reflète les concepts idéologiques sur lesquels il a été fondé.

Dr Yusri Khizran
L'organisation a été créée par les Gardiens de la révolution de la République islamique d'Iran, et sa création peut être considérée comme la seule exportation réussie de la révolution iranienne. La création du Hezbollah n'aurait pas été possible sans la Syrie baasiste, qui a permis à l'Iran d'opérer dans la vallée de la Beqaa au Liban. La Syrie d'Hafez Assad l’a autorisé dans le cadre de sa stratégie des "extensions" adoptée après l'opération "Paix pour la Galilée", dans le but évident d'épuiser les forces de défense israéliennes et de provoquer leur retrait du Liban.

Le patronage iranien a toujours été le pilier de la force du Hezbollah, mais le patronage le plus important dont il a bénéficié est celui de la Syrie. Damas a accordé sa protection au Hezbollah et  garanti son existence en tant qu'organisation militaire dans le cadre de l'accord de Ṭaif de 1989, qui a mis fin à la deuxième guerre civile libanaise. Pendant des décennies, la Syrie a servi de canal pour la fourniture d'armes au Hezbollah.

Depuis les années 1980, alors que l'alliance avec la Syrie se resserrait, le Hezbollah a entamé un processus de "libanisation". Ce processus comportait trois éléments principaux. Le premier est la prétendue limitation de la lutte armée aux limites géographiques du Liban, face à la présence continue des FDI au Sud-Liban. Le deuxième est la mise en place d'un important bras civil qui s'attache à répondre aux besoins de la communauté chiite du Liban. Le troisième est la politisation, c'est-à-dire la création d'une branche politique au sein du système parlementaire libanais.

La libanisation n'a cependant pas fait oublier au Hezbollah sa double mission, ancrée dans sa vision politique et religieuse islamiste : l'instauration d'un régime islamiste sur le modèle de la République islamique d'Iran, d'une part, et la poursuite de la lutte armée contre Israël, d'autre part.

L'adhésion du Hezbollah à l'idéologie islamiste, clairement hostile à l’establishment, local, signifie qu'il a pour objectif de remplacer  le régime en place par un régime islamiste et de renforcer constamment ses stocks d'armes pour soutenir la lutte armée contre Israël. Le Hezbollah a veillé à présenter le retrait unilatéral des FDI du Sud-Liban comme une réussite militaire de la "résistance islamique au Liban" et non comme le résultat de considérations internes à la société israélienne. Après le retrait israélien, le Hezbollah a dû mettre davantage l'accent sur la dimension libanaise de sa lutte militaire, et son discours a changé en conséquence.

Jusqu'au retrait des FDI, le Hezbollah affirmait que son existence militaire était dédiée à la libération du sol d'une patrie occupée. Après le retrait, l'organisation a commencé à promouvoir une doctrine de la défense de la patrie contre "l'agression israélienne", sa puissance militaire visant à créer un équilibre de la terreur entre elle et Israël.

En conséquence, le Hezbollah s'est engagé dans un discours politico-national libanais qui plaçait ostensiblement son existence militaire au cœur du consensus national libanais. Ce discours se résumait en trois mots : peuple, armée et résistance. Ce concept reflétait l'approfondissement de la tendance à la libanisation et une réelle tentative de la part du Hezbollah de se faire aimer des Libanais sous prétexte que ses armes étaient destinées uniquement à la défense de la patrie libanaise.

Depuis mai 2000, la doctrine de la défense de la patrie libanaise est le discours commun du Hezbollah et de ses partisans au Liban. L'adoption de cette doctrine a coïncidé avec une réorganisation politique et une intégration plus poussée dans la sphère politique et publique libanaise. Cela s'est traduit par des alliances politiques avec des partis et des mouvements politiques libanais, notamment parmi les chrétiens maronites, et par la publication d'un deuxième document politique en 2009 qui, pour la première fois, déclarait que le Hezbollah renonçait à sa mission d'instaurer un régime islamiste au Liban.

En tant qu'organisation militaire et mouvement politique, le Hezbollah représente un mouvement idéologico-religieux totalitaire dont la vision du monde est le fondement de son existence. Quoi qu'il ait pu dire au cours du processus de libanisation, il est toujours aussi attaché à ses deux grands objectifs initiaux : l'instauration d'un régime islamiste au Liban et la poursuite d'une lutte sans fin contre Israël. Abandonner ces objectifs signifierait effacer son idéologie, ce qui reviendrait à détruire son essence existentielle en tant que mouvement totalitaire.

En affirmant avoir renoncé à l'instauration d’un régime islamiste au Liban et en redéfinissant son formidable arsenal comme défensif, le Hezbollah mène une campagne pragmatique sophistiquée. Son objectif est avant tout de neutraliser les opposants internes qui craignent l’implantation d’une théocratie et la justification du maintien d'un vaste stock d'armes qui échappe à l'autorité de l'État.

La stratégie d'équilibre qui caractérise le Hezbollah depuis la fin de la deuxième guerre civile traduit la fidélité  du mouvement à ses objectifs. L'équilibre entre le maintien de l'existence de l'État libanais et la possession d'une énorme quantité d'armes est une formule pratique qui provoque une crise chronique tout en préservant l’option de la lutte contre Israël. De même, l’absence d'un régime islamiste au Liban ne signifie nullement que le Hezbollah ait renoncé à son idéologie islamiste, car ce serait en contradiction avec son âme même.

Le Hezbollah s'est engagé dans la guerre Israël-Hamas au lendemain du Shabbat noir du 7 octobre. Sa participation, même localisée, si peu de temps après l'attaque barbare de l'organisation terroriste criminelle Hamas, menée principalement contre des civils israéliens  sans aucune provocation de la part d'Israël, remet en question la doctrine de défense de la patrie du Hezbollah. Sa participation limitée aux combats actuels contre Israël prouve que le Hezbollah reste fidèle à sa vision du monde et à l'endoctrinement qui l'accompagne depuis quatre décennies. Son soutien au Hamas dans sa guerre contre Israël montre qu’amender un document fondateur ou utiliser un discours politico-pragmatique selon les circonstances n'est pas le reflet d'une modération ou d'un changement fondamental.

En effet, la participation du Hezbollah aux combats prouve son adhésion à son idéologie première de lutte éternelle contre Israël. Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a déclaré dans son premier discours après le 7 octobre que si le moment n'est pas d’une confrontation totale n’est pas encore venu, il est convaincu que ce jour viendra. Il est fort douteux que l'énorme arsenal d'armes que le Hezbollah a accumulé au cours des deux dernières décennies soit uniquement destiné à des fins défensives. S'il a adapté son discours aux besoins du temps et des circonstances, il ne faut pas croire qu'il a perdu de vue son totalitarisme idéologique.

Le Hezbollah reste convaincu qu'il est capable de porter un coup fatal à Israël. Après le retrait américain d'Afghanistan et les scènes de citoyens afghans écrasés sous les roues des avions, Nasrallah a assuré à ses partisans que de telles scènes se reproduiraient à l'aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv. Le Hezbollah se prépare, comme il l'a toujours fait, à une bataille apocalyptique contre Israël. Son implication dans les combats actuels, aussi limitée soit-elle, prouve qu'il reste déterminé à remplir sa mission messianique, d'infliger une défaite décisive à Israël.

Le processus de libanisation a créé un écran de fumée trompeur car la modération fait totalement défaut au Hezbollah. Au lieu de se fier aux fausses interprétations de la « libanisation », Israël devrait se concentrer sur l'obsession du Hezbollah pour la puissance militaire et sa détermination inébranlable de détruire l'État juif.

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Références :

The “Lebanonization” of Hezbollah Has Not Altered Its Commitment to Israel’s Destruction,  traduction Le Blon-note

par Yusri Khazran, BESA Center, le 10 décembre 2023

Yusri Khazran est maître de conférences au département d'études moyen-orientales et islamiques du Shalem College et chercheur à l'Institut Harry S. Truman pour la promotion de la paix de l'Université hébraïque. Il a obtenu son doctorat à l'université hébraïque, puis il a bénéficié d'une bourse Fulbright à l'université de Harvard. M. Hazran est l'auteur de The Druze Community and the Lebanese State : Between Resistance and Reconciliation (Routledge, 2014).